Jean-Marc Agrati
janvier 30, 2020

Le Filtre à air

L’homme n’aimait pas la pluie mollassonne, elle avalait les couleurs.
La femme regardait un documentaire. Elle s’impatientait, elle a éteint la tablette.
– On ne peut pas aller plus vite ?
– J’ai enclenché l’éco.
L’homme aimait quand la pluie lave et que le vent peigne. Les champs poussent les boues grises. Les caniveaux avalent les cendres et le vert réapparaît.
– Va plus vite.
Ils se l’étaient pourtant dit : l’éco, rien que l’éco. Toute l’année, sauf urgence ou retard.
Mais l’épuisement est un symptôme de l’urgence. Ils revenaient des courses, un samedi, ils avaient vécu des queues interminables. Le gamin râlait à l’arrière. L’homme a augmenté le plafond de dix kilomètres-heure.
La femme a fait pivoter son siège.
– Tu es bien, mon chéri ?
Le gamin coincé dans son siège a poussé rageusement son bouclier.
– Il a trop chaud.
Les remarques de l’homme en la matière agaçaient la femme. Un bébé a mille raisons de pleurer.
– Il en a marre ! Comme nous, c’est tout…
Elle s’est pourtant penchée.
– Petit coco… Tu as trop chaud ?
Le gamin a raidi tous ses membres en se contorsionnant. La femme a ôté le bouclier. Ils ont enduré l’alarme. Elle a enlevé la polaire et remis le bouclier. Des paquets de crasse ont obscurci le ciel. Toutes les voitures ont ralenti.
Alarme. Le tableau de bord signalait un dysfonctionnement du masque à l’arrière. La femme s’est à nouveau penchée sur l’enfant.
– Zut…
L’homme a fait pivoter son siège. Le gamin louchait sur le voyant orange de son masque.
– C’est le filtre à air, c’est rien.
– T’es sûr ? Il n’inhale pas de cochonneries ?
– Non. On le change à la maison.
L’homme a approché son doigt du cou du gamin en le menaçant d’un guili. Le gamin a ri préventivement.
– On a des filtres de rechanges ?
– À la maison.
– On devrait en avoir dans la voiture.
– Irréel du présent.
– Tu fais chier…
L’homme n’aimait pas qu’on se flagelle à la moindre occasion. Il veillerait dorénavant à ce qu’il y ait des filtres de rechange dans la voiture. Une action, puis une action. Le quotidien s’améliore pas à pas.
Les voitures s’aggloméraient.
– Un check…
– Merde…
L’homme trouvait inutile qu’on s’énerve ainsi. Pourquoi se cogner la tête contre une réalité ? On devient fou, on perd le sens des mesures. La voiture s’est mise dans la file. La navigation a estimé le temps d’attente à dix-sept minutes. La femme s’est écriée :
– C’est samedi !
– Et alors ?
– Le goûter avec le petit Noé tombe à l’eau !
– Mais non ! On arrivera en retard…
– On est déjà en retard…
– …
– Je décommande.
L’homme avait appris à ne pas soupirer ostensiblement. Il a inspiré et expiré longuement, secrètement. La femme tenait son portable, mais elle n’appelait pas. Et soudain…
– J’intervertis les filtres.
– Quoi ?
– Les filtres sont les mêmes…
– Oui, mais…
– Je l’échange avec le mien.
– C’est inutile !
Cette fois, l’homme n’a pas masqué son soupir. Quand la femme avait une idée en tête, on ne pouvait pas la dévier. Elle avait déjà ôté son masque, déclenchant une deuxième alarme.
Il a pris le parti de l’aider. Il a ôté le masque du gamin, troisième alarme, et ils ont procédé à l’échange. L’homme a surveillé les secondes. L’échange a dépassé la minute. Les masques remis, ils retombaient à une alarme.
La femme était mieux.
– Je préfère…
Elle a envoyé ses excuses à la maman du petit Noé. Ils ont finalement attendu vingt-deux minutes.

Le parking du centre commercial a pris la main. Ils étaient une famille avec un enfant en bas-âge, ils ont eu le droit à une place privilégiée. Ils ont pénétré le sas, le portique ventilé les a brossés. Ils ont ôté les masques dans la galerie marchande. Le gamin, fatigué, pleurait.
L’homme a proposé :
– Tu l’emmènes au manège et j’achète les filtres ?
– Non, on fait tout ensemble.
L’homme ne trouvait pas ça judicieux, mais il n’allait pas aggraver un samedi pareil avec des arguments. Au manège, l’enfant a choisi l’hélicoptère de combat. La femme a tiqué, l’homme s’en foutait.
– Ce n’est que du plastique !
L’homme a mis l’enfant dans l’hélicoptère. L’hélicoptère a tourné avec une ambulance, un camion de pompiers, une moissonneuse-batteuse et un étrange chariot-Donald. Des gens autour regardaient. Beaucoup étaient mal mis, crottés. Ils profitaient de la qualité de l’air.
Le tour unique offert au gamin a déclenché une crise. L’enfant n’imaginait pas qu’on arrête aussi brutalement les choses. La femme et l’homme ont eu la désagréable impression d’être au centre d’un spectacle. Ils ont pris l’enfant et ils ont enduré les regards.
Dans le rayon du conditionnement d’air, ils n’ont pas trouvé la référence du filtre. Ils ont fait la queue au stand. Par chance, il n’y avait que trois personnes. Un biscuit chocolaté a calmé le gamin.
– On n’en a plus.
– Pardon ?
– On ne fait plus les masques Mimo, on ne vend donc plus les filtres qui vont avec.
La femme a sorti la tablette.
– Ils sont pourtant disponibles !
– Sur le site, madame… Pas en rayon. Commandez-les et faites-vous livrer.
– On en a besoin maintenant !
Le chef de rayon ne pouvait rien faire. Mais il pouvait leur parler du nouveau produit, le masque Visage, doué de tous les protocoles de proximité, connecté, plus léger et moins opaque, on voit la commissure des lèvres, et dans le paraverbal c’est important la commissure des lèvres, il est garanti trois ans et le fabricant a signé la charte pour lutter contre l’obsolescence programmée.
– Les Mimo, ça ne va pas durer, moi je vous le dis…
L’homme et la femme n’avaient pas prévu cette dépense. Elle empiétait largement sur le budget du mois suivant. Le découvert autorisé le permettait-il ? Ils ont dû calculer. Le chef de rayon a attendu, gêné. Derrière eux, les gens se pressaient.

Ils sont repartis avec trois masques Visage flambant neufs et un paquet de filtres promotionnels. Ils se sont assis sur un banc, devant le sas, pour déballer les masques. A nouveau, ils ont fait l’objet d’un spectacle. L’homme ne comprenait pas. Aucun manège, en l’occurrence… Mais les regards pesaient. Étonnement, réprobation, curiosité, consternation, moquerie… Un spectre d’attitudes feintes, forcées, naturelles. Que cherchaient-ils au juste ? Quand il les dévisageait, les regards fuyaient. Ce fut au tour de la femme de poser sa main sur son bras.
– Ne les regarde pas.
Ils ont mis les masques et se sont levés. L’homme a adopté la technique de la femme. Point focal, droit devant, et un pas assuré. L’attroupement s’est éclairci pour les laisser passer. Des moitiés de phrases ont glissé dans leurs dos.
– Ne te retourne pas.
L’homme enrageait. L’approche larvée ne lui laissait aucune prise. Un tel bain est une salissure.
– Tu vois ?
Il comprenait enfin. La femme lui avait parlé maintes fois du phénomène. Mais quelle idée s’en faire ? Le mal existe, ordinaire… La méfiance, le dénigrement, l’intrusion, l’espionite… Tout dépend de la dose et de la sensibilité de chacun.
– Je jette les cartons ? Il y a un dépôt, là…
– Non, on les garde pour la garantie.
La femme était une initiée. Voilà ce qu’il a pensé en montant dans la voiture. Par contre coup, lui aussi, à partir d’aujourd’hui.
– Tu subis ça tous les jours ?
– Plusieurs fois par semaine.
L’homme s’en est voulu. Pendant tout ce temps, il ne l’avait crue qu’à moitié. Elle avait dû vivre une grande solitude. Il a remis l’enfant dans le siège-auto. La voiture a démarré. Elle a aussitôt demandé une charge.
– Merde… Elle ne pouvait pas nous le dire plutôt, celle-là ?
La voiture a pris le chemin de la surface de charge. Un samedi, un peu avant dix-huit heures, le temps estimé d’attente, charge comprise, se montait à une heure vingt. La femme s’est pris la tête.
– Mon Dieu…
– On fait une charge partielle.
Il a demandé le calcul. Trente-cinq minutes. L’homme s’est dit qu’une tartine de merde, c’était forcément long à manger.
– Je cherche un autre point de charge…
La voiture a calculé un trajet alternatif plus long, mais il évitait les commerces et les embouteillages. Il était au milieu de nulle part. Dans le fond, ce n’était pas une mauvaise idée.
L’enfant dormait derrière. L’homme l’a regardé. Un enfant qui dort recharge vos batteries intimes. La voiture leur offrait une visite, autant en profiter.

Le milicien ne les a pas regardés. Casquette baissée, il a fait un signe, la barrière était levée. Le quartier était pourtant huppé. De grandes maisons d’architecte, conditionnées, originales, uniques. Des jardins aux allures de parc. Dans la lumière des salons, on distinguait des gens sans masque. L’homme a senti en lui une pointe de jalousie.
– T’as vu les baraques ?
Ni son job, ni celui de la femme ne leur permettraient de vivre un jour ainsi. Personne au barrage de sortie. Puis les champs, zone tampon… Le travail des machines.
Plus loin, les quartiers ordinaires parsemés d’éoliennes. Maisons jumelées, maisons mitoyennes, quelques immeubles. Puis des friches et des barres. La zone franche, les étals, les biffins. Des femmes faisaient cuire des beignets et des brochettes. Et les champs à nouveau.
La femme a montré les premières caravanes.
– Là, on peut charger.
Mais l’homme n’envisageait pas sereinement de charger dans un coin à caravanes. La police avait déserté les lieux, les milices s’apparentaient à des mafias. Ils arrivaient en position de faiblesse, ils pouvaient se faire dépouiller.
– Nous ne sommes pas si loin ! La voiture nous emmène…
Des enfants couraient en loques, sans masque. Le jour tombait. À nouveau les machines solitaires et les éoliennes.
Le point de charge, enfin… Le goudron crevassé laissait repousser l’herbe. L’homme et la femme n’y ont pas cru tout de suite.
– Il est désaffecté !
Les prises n’offraient aucun jus.
– Il est pourtant repéré !
L’homme s’en est voulu. Le terrain évolue trop vite, aucune carte n’épouse le terrain.
– Retournons aux caravanes.
Mais la voiture a refusé cette destination. Deux kilomètres, elle voulait bien, mais pas plus. La femme a frappé la lunette avant.
– Qu’est-ce qu’on est cons !
– C’est moi… J’ai refusé qu’on aille aux caravanes…
– J’ai refusé la charge au centre commercial !
La femme avait commis la première erreur et lui la deuxième. Mais pour l’homme, toute deuxième erreur est plus grave que la première.
– On appelle qui ?
Le calcul était vite fait. Dans le coin, ils ne connaissaient que la maman du petit Noé. Celle-ci a répondu qu’elle était loin, qu’elle préparait le repas, qu’elle attendait quelqu’un à la maison, s’ils pouvaient se débrouiller autrement…
– L’assurance…
Ils ont décrit la situation et envoyé la position. Un robot a pris en compte la demande. Le temps d’attente était estimé à quatre heures trente. Un samedi, à la tombée du jour, dans les embouteillages, on ne pouvait pas s’attendre à moins. L’intervention était nocturne et facturable en tant que telle.
Elle était atrocement chère. La femme a coupé la communication.
– Quelqu’un va passer ! On va lui demander du jus…
L’homme a fait la moue, il en doutait. Le chemin avait plutôt l’air d’une voie technique, un accès aux machines et aux éoliennes, le genre de voie qu’on n’emprunte pas un samedi soir. Il a consulté la météo.
– Au pire, on a les photons du lendemain…
Un ciel dégagé dès le lever. En vingt minutes, la voiture chargeait de quoi les ramener chez eux.
L’homme et la femme ont ri.
– Ben dis donc !
– « Un samedi soir sur la Terre… »
– Une vieille chanson ! Tu me fais le coup de la panne ?
– Tu es trop dans la théorie du complot, ma chérie…
Ils n’allaient pas se laisser abattre. N’était-ce pas l’heure de l’apéro ? L’homme a sorti une bouteille de Jack Daniel’s d’un sac de papier kraft.
– Carrément !
L’homme ne prenait d’ordinaire que des whiskys d’entrée de gamme. La femme buvait peu, mais elle aimait le Jack Daniel’s. Il avait fait une entorse à la règle.
– Autant manger dehors…
Une table et des bancs en ciment les attendaient. Ils ont déballé le pain de mie, les fromages, et ils ont ouvert une boîte de sardines. L’enfant avait le choix des purées de la semaine. Ils avaient une fontaine de vin, mais pas de verres. Boire fut rigolo.
Les herbes sauvages crevaient le goudron. L’homme a pissé dessus. Le ciel avait aspiré l’humidité, on voyait quelques étoiles. Les machines attendaient également la lumière du lendemain. Une grande éolienne brassait l’air.
La femme a arrangé pour l’enfant un lit avec les manteaux. Elle a bercé l’enfant, il s’est endormi. Elle a rejoint l’homme dehors avec la bouteille de whisky. Ils ont écouté de la musique.
Puis ils ont attendu le sommeil dans la voiture avec une série.

Le verrou d’urgence a réveillé la femme. Pourquoi s’était-il déclenché ? L’homme peinait à lever les paupières. Des phares braqués sur eux ont terminé de le réveiller.
– Mets le contact !
Il a essayé, mais la voiture ne répondait pas. Les portières étaient bloquées, les portables ne recevaient rien.
– Ils nous ont piratés !
Des camionnettes se garaient. Les gens sortaient, nombreux. Ils avaient tous des bonnets, des gants, des masques opaques. Ils ont encerclé la voiture. Ils ont tambouriné dessus, ils l’ont secouée, frappée, et ils ont scandé :
– Honte ! Honte !
La vitre arrière a volé en éclats. L’essence a coulé. Le vacarme couvrait les hurlements de la femme et de l’enfant.
Un homme en toge est arrivé. Il a levé les bras, le silence s’est fait. Derrière lui, des hommes tenaient des étendards, d’autres des flambeaux. Seul, le bébé criait. La femme le tenait en suffoquant.
Et l’homme s’est dit que non, que peut-être… Il y a toujours un objet principal et un objet secondaire. Il devait tenter. Il a éclaté la vitre avec sa tête, son poing, son épaule. Et il a hurlé :
– Prenez l’enfant au moins ! Laissez-le au bord de la route !
Il tremblait de colère. Est-ce le ton qui les a surpris ? Ou ce dernier calcul ? Partout, des mots chuchotés, peu perceptibles mais passionnés, ont traversé l’assemblée. Le doute s’immisçait, le brouhaha le prouvait. L’homme et la femme ont épié les piétinements, les bras ballants, les soupirs, les gestes de colère… Des têtes se sont penchées, l’homme important a écouté. Et il a levé une deuxième fois les bras.
L’homme a compris que c’était foutu. Le rite n’est pas un calcul. Ils ont tous vécu la fascination des flammes.

Partager cette lecture sur vos réseaux